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 Pour l'union franco-allemande, tout de suite
Pour l'union franco-allemande, tout de suite
Par Michel Korinman*
Le Monde, vendredi 3 février 1995
Nous vivons une bien drôle d'époque. Jacques Delors, au moment de déclarer forfait à l'élection présidentielle, souligne les contradictions et même la vacuité, au plan politique, du traité de Maastricht. Il fait par là écho aux leaders chrétiens-démocrates allemands Karl Lamers et Wolfgang Schäuble pour qui le processus de construction européenne est entré dans une phase "critique". Au fond, tout le monde est d'accord: l'idée européenne sans projet autre que bureaucratique court à l'échec.
Mais avec qui élaborer aujourd'hui, d'un point de vue français, et non vaguement européiste, soit dans notre intérêt? L'Italie, après une deuxième République liquidée e quelques mois, s'engage dans une sorte de latino-américanisation. La classe politique au pouvoir en Grande-Bretagne se complaît pour une bonne part dans un rôle de Little America. Sans parler des derniers sondages effectués en Grèce qui confirment dans ce pays, membre de l'Union Européenne, une violente montée du nationalisme xénophobe. Demeure, et demeure seule, comme partenaire encore stable de la France, l'Allemagne.
Or, notre rapport à ce pays a très longtemps reposé sur l'utopie gaullienne, consacrée en 1963 par le traité de l'Elysée, celle d'une Europe française où les Allemands nous tiendrait lieu, en dépit de leur croissance économique, de junior partner. Cette représentation géopolitique vola en éclats avec l'unification des deux Allemagnes que notre classe politique n'avait pas souhaitée et dont nous aurions voulu, à tout le moins, contrôler l'avènement.
Il faut dire, à la décharge de nos décideurs que le lobby franco-allemand, champion en France d'une Allemagne décrétée angélique, ne les avait pas préparés à l'événement. Quoi qu'il en soit, il y a maintenant une Allemagne, avec ses intérêts nationaux, que nous ne pouvons plus appréhender dans l'hypnose et la myopie.
La vraie question historique curieusement noyée dans le débat , justifié, sur Vichy, reste de savoir si nous voulons, l'Europe est à ce prix, nous marier avec ceux qui nous infligèrent la terrible défaite de 1940, dès lors qu'ils sont redevnus une puissance, l'union se consommant cette fois réellement, et à égalité.
Première occasion en date, les Réflexions pour une politique européenne du groupe parlementaire CDU-CSU, début septembre 1994, d'ailleurs maladroitement enterrés à Bonn et à Paris. C'est très dommage, car ce texte, peut être déplaisant parce que rude, comportait un certain nombre points essentiels. D'abord une thèse cohérente: la nécessité de fonder l'Europe sur une môle géopolitique capable et désireux de dépasser les géométries variables et les accomodements monétaristes.
Ensuite une interrogation lourde, les Français sont ils prêts à abandonner des pans de leur souveraineté nationale au bénéfice d'une entité plus vaste où les nations ne seraient plus que "coquilles vides"?
Enfin un constat juste: l'Allemagne, concernée au premier chef par d'éventuels phénomènes d'instabilité à l'Est, a en matière d'Europe des impératifs spécifiques de sécurité.
Voilà qui méritait des arguments plus forts que le "géométrisme" des cercles concentriques. Et peu importe, en l'occurrence, que les leaders chrétiens-démocrates aient inclus dans leur "noyau" le Bénélux (consulté?). Nombre d'observateurs français ont relevé l'étonnant mutisme de leur texte quant à l'organisation de ce nouvel ensemble et quant à son articulation aux structures déjà existantes; ils ont remarqué une contradiction entre le document CDU-CSU et les convictions vigoureusement nationales du corédacteur Wolfgang Schäuble (président du groupe parlementaire); ils ont noté l'évocation, chez les chrétiens-démocrates, d'une autre géopolitique allemande à l'Est, conforme à la tradition du pays, en cas de refus.
Ces propositions allemandes ne résulteraient-elles pas en définitive, d'arrières pensées machiavéliques? L'Europe allemande, avec la France, désormais, pour junior partner?
Précisément, une réponse, une contre-proposition hardie mais courageuse, inédite, révolutionnaire, eût permis et permettrait de lever toutes les ambiguïtés: l'Union franco-allemande, c'est à dire une combinaison organisée dans un cadre politico-territorial où chacune des deux parties préserverait son identité culturelle.
Voilà non pas la fin de l'histoire, mais celle d'une histoire dramatique. Césure, pour le coup, dont la portée symbolique serait incalculable. Pour beaucoup d'Allemands préocuppés par la résurgence dans leur pays, un demi-siècle après la guerre, du nationalisme, l'union signifierait le retour historique, avec nous, à la normalité. Et bien des Français, même parmi ceux qui demeurent le plus attachés aux valeurs de la République, voudront s'associer à cette définitive résolution de la question allemande. Et puis l'union, ce serait l'ouverture par intérêt commun et dans l'action commune du chantier de la reconstruction à l'Est, voire un jour au Sud, sans que nos voisins polonais ou tchèques, avides de capitaux, mais hostiles à une nouvelle hégémonie de l'Allemagne en Europe centrale et orientale, aient sujet de s'en inquiéter.
Pour finir: l'aménagement complexe de l'Union franco-allemande dans les domaines constitutionnel, militaire, linguistique, servira de modèle géopolitique à ceux qui voudront et pourront suivre plus tard la France et l'Allemagne sur ce terrain.
Dans tous les cas de figure, l'Europe passe dorénavant par là. Toute autre conception mène à l'Europe des nations, donc à la perennisation des rapports de force (Yougoslavie) , c'est à dire, excepté le marché, à pas d'Europe du tout. Trêve de trop vage "couple"! Il convient que nous disions aujourd'hui aux allemands ce que nous voulons, sinon il faudra un jour construire le mur de Strasbourg.
Michel Korinman, Professeur à l'Université Paris X Nanterre, et codirecteur de "Limes", revue de géopolitique (Rome-Paris). Ce texte nous a aimablement été envoyé par l'auteur.
Le Monde, vendredi 3 février 1995.


13, juillet 2006
 
 
 
 
 
 
 

 

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