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 Une forte parole sur les désordres actuels

Une forte parole sur les désordres actuels :

l'analyse de Primakov sur les effets du 11 septembre et de la guerre en Irak
Recension de Jacques Sapir
Evguenij Maximovitch PRIMAKOV
Le monde après le 11 septembre et l'invasion de l'Irak
Pirogov', Yekaterinbourg, mai 2003.
Cet ouvrage correspond à la mise à jour de celui intitulé Le monde après le 11 septembre et publié en octobre 2002 chez Mysl'. Il nous offre l'analyse des transformations géopolitiques survenues entre le 11 septembre 2001 et l'intervention américaine en Irak de 2003, de la part de l'un des auteurs russes les plus compétents en ce domaine, E.M. Primakov. Ce dernier n'est pas un inconnu, loin de là : ancien responsable des services secrets russes, ancien ministre des affaires étrangères, ancien Premier ministre, aujourd'hui président de la Chambre de commerce de Russie, il est un des conseillers internationaux de Vladimir Poutine. L'expertise de Primakov en ce qui concerne le Moyen-Orient et le monde arabe est avérée de longue date. Peu avant le déclenchement de l'attaque américano-britannique contre l'Irak il fut envoyé à Bagdad par le Président russe pour tenter un ultime effort en faveur de la paix. Nous savons désormais que Washington et Londres étaient bien décidées à ne laisser à la paix aucune chance et que la question des armes de destruction massive n'était qu'un prétexte, comme l'a reconnu fin mai 2003 l'administration américaine. Ces armes, toujours introuvables, ont servi à faire passer à l'opinion américano-britannique la pilule de ce qu'il faut bien appeler une guerre d'agression.
Primakov est à ce jour le premier responsable de très haut rang à s'exprimer directement sur les événements qui ont conduit à la donne internationale actuelle. À travers ce livre, il nous dessine ce que pourraient être les contours des dynamiques géopolitiques, et des conflits, du début de ce siècle.
Primakov et l'analyse du terrorisme islamiste moderne : un réaliste face aux idéologues.
Ce livre commence par une analyse du phénomène terroriste tel qu'il s'est développé dans la dernière décennie du XXème siècle et tel qu'il a frappé, aux États-Unis et ailleurs. Primakov analyse l'évolution historique du terrorisme progressivement passé d'une attaque contre un leader politique à une action ciblant des populations civiles. Cette évolution historique, comme il le souligne, est importante pour analyser les phénomènes actuels. On tend en effet à classer comme terrorisme des actes, l'assassinat du Prince, que la pensée politique depuis l'Antiquité a toujours considérée comme légitime. La mise à mort du Tyran est un des principes de la démocratie. À l'adage français "on ne touche aux Princes qu'à la tête" répond la phrase de l'un des Pères de l'Indépendance américaine, Patrick Henri, affirmant que l'arbre de la liberté doit régulièrement être arrosé du sang des tyrans.
L'analyse de Primakov appelle ici un petit commentaire. Ce que l'on appelle le terrorisme islamique aujourd'hui regroupe en réalités des pratiques très différentes. Certaines sont simplement de l'ordre de l'action militaire, comme l'attentat contre le destroyer USS Cole devant les côtes Yéménites il y a quelques années. D'autres, on pense à l'assassinat de chefs d'État comme Saddate, renvoient à cette forme d'action politique fort ancienne que l'on a évoquée. Enfin, les attentats visant des populations civiles nous renvoient aux pratiques de guerre totale qui sont nées durant la Seconde Guerre Mondiale. Le bombardement de populations civiles hors la présence de cibles militaires légitimes fut expérimenté par la Légion Condor, envoyée par Hitler au secours de Franco lors de la Guerre d'Espagne, sur la ville de Guernica. Il fut développé par la Luftwaffe dans ses attaques contre Rotterdam, Londres et Coventry en 1940, fut porté à sa quasi-perfection par l'US Air Force. Si le bombardement stratégique eut une efficacité militaire indéniable, ce fut quand il s'attaqua à des cibles définies, usines d'armement, de production de carburant et voies de communication ; les attaques indiscriminées sur les populations civiles ont plutôt été une dispersion d'efforts militaires qu'une contribution à ces derniers. La condamnation morale portée contre les actes terroristes visant prioritairement des civils aurait ainsi plus de force si elle s'appuyait sur une condamnation équivalente de certaines des pratiques, passées et présentes, du bombardement stratégique. Inversement, si on persiste à voir dans ces pratiques des contributions militaires significatives, il devient difficile de reprocher moralement à un adversaire d'y recourir.
Primakov montre aussi l'existence à la fois de certaines continuités avec le terrorisme lié à des politiques d'État tel qu'il a pu frapper lors de l'attentat de Loquerbie, où la responsabilité de la Libye a été reconnue, mais aussi de différences significatives. Si le terrorisme de masse actuel prend ses racines dans des politiques ou des situations qui datent de la Guerre Froide, il a pris aujourd'hui une nature nouvelle. Primakov, en fin connaisseur du monde arabe et de ses cultures - car il n'est pas homme à tomber dans des unifications simplificatrices - dresse d'abord un portrait de Ben Laden et de Al-Quaida. Il montre les racines idéologiques de l'homme et du mouvement, ses liens avec la crise sociale et politique de l'Arabie saoudite mais aussi avec la politique américaine en Afghanistan, puis analyse le processus d'émancipation d'Oussama ben Laden par rapport à ses anciens protecteurs. En un sens, tel le monstre du docteur Frankenstein, ben Laden est un exemple de créature ayant échappé à son créateur.
Ceci conduit Primakov à s'interroger sur le mythe d'une agressivité naturelle, que l'on pourrait appeler consubstantielle, à l'Islam. C'est une thèse hélas trop répandue dans des milieux se disant éclairés, et dans laquelle il n'est que trop facile de retrouver un racisme déguisé. Il démonte ce discours anti-musulman en montrant que ni les détracteurs occidentaux ni d'ailleurs les fondamentalistes islamiques ne peuvent trouver dans le Coran les racines du terrorisme. Il faut donc les chercher ailleurs. La situation sociale et géopolitique du monde arabe est certainement un ferment puissant à ce terrorisme, et en particulier l'inachèvement du projet de modernisation issue de la politique symbolisée par la filiation Atatürk-Nasser. Primakov, il faut le rappeler, fut l'auteur d'un remarquable ouvrage sur Nasser et le Nasserisme. Il fut un témoin aux premières loges des développements, mais aussi des échecs, de ce projet. Son analyse est ici de la première importance.
Mais un autre ferment du terrorisme islamiste réside dans la crise israelo-palestinienne. Primakov, dont les premières fonctions furent d'être le chef du bureau de TASS au Liban dans les années cinquante, se livre alors à une analyse du processus de paix et de son échec. Il montre que la domination sans partage des Etats-Unis sur les équilibres politiques de la région rend difficile la recherche d'une solution et que la politique américaine, quand elle est orientée dans le sens d'une telle solution, aurait besoin de pouvoir s'appuyer sur la présence d'autres pays. La volonté de Washington à régler la question du Moyen-Orient par un exercice solitaire du pouvoir diplomatique porte probablement en elle les causes de ses échecs passés et actuels. C'est en ancien diplomate qu'il montre comment le processus de Madrid aurait pu aboutir et a, finalement, été condamné à l'impasse. Primakov est alors très critique quant à la politique d'Ariel Sharon dont il souligne les incohérences et les inconséquences. Il montre aussi qu'il est important de ne pas gaspiller les dernières chances car ce conflit est un véritable incubateur du terrorisme, non seulement localement mais aussi internationalement, par l'image d'humiliation qu'il renvoie à l'ensemble du monde arabe et musulman. La relance du processus de paix en mai 2003 correspondra peut-être à ce que Primakov appelle de ses voeux. Néanmoins, les différents partenaires de ce processus, dans lequel l'Europe est engagée, auraient intérêt à garder en mémoire l'analyse des échecs passés fournie par Primakov.
La tentation hégémonique des États-Unis : l'hyper-puissance déchaînée ?
Primakov se penche alors sur la "guerre antiterroriste" menée par les États-Unis. Il ne conteste pas la nécessité de mener une lutte contre le terrorisme mais rappelle cette évidence, trop souvent oubliée, qu'il ne suffit pas de s'attaquer aux symptômes et qu'il faut prendre le mal à la racine. Si le terrorisme est, en partie, lié à une image d'oppression véhiculée par un pays aspirant au statut de dominant alors ce dernier, quelles que soient ses raisons légitimes de riposter contre les attaques dont il fut la victime, ne peut mener seul ou prioritairement une telle lutte. Le rôle des Nations Unies, de la construction d'un consensus international visant à la fois à isoler les organisations terroristes et à porter remède aux causes du terrorisme est la seule alternative crédible aux poseurs de bombes. L'ONU n'est certes pas une organisation au-dessus de tous reproches. Il n'en reste pas moins qu'elle est la seule qui puisse donner à une action militaire la légitimité qui lui permettra de ne pas s'avérer, en fin de compte contre-productive. Rien ne serait pire que la destruction de quelques réseaux si elle devait se payer du recrutement de centaines de nouveaux militants fanatisés, prêts à perpétuer dans l'avenir une menace que l'on avait pu croire endiguée.
Dans ce contexte, Primakov analyse en parallèle la politique de Vladimir Poutine par rapport aux États-Unis, dont il montre qu'elle était pour la Russie une prise de risques calculés, et la politique de "W" Bush. Il faut lire Primakov pour comprendre toute la naïveté de ceux qui ont vu, dans la réaction rapide du Président Poutine aux attentats du 11 septembre l'amorce d'une "grande alliance" russo-américaine appelée à dominer le monde. Le choix du président russe n'était pas simple. D'un côté les États-Unis démantelaient unilatéralement un certain nombre d'accords qui avaient garanti la stabilité durant la guerre froide et en particulier le Traité ABM. De l'autre, ils menaient une politique que l'on peut pour le moins qualifier de complaisante vis-à-vis du régime des Talibans en Afghanistan, en dépit des informations qui permettaient de prouver que ce pays était devenu une des bases arrières du terrorisme islamiste et de la déstabilisation de l'Asie Centrale. Vladimir Poutine a immédiatement compris que le choc, symbolique et émotionnel, du 11 septembre pouvait amener les États-Unis à réviser leur politique. Son soutien immédiat à la réaction américaine visait à les convaincre de s'engager dans une démarche multinationale de lutte contre le terrorisme et ses racines. En favorisant l'implantation de forces militaires américaines en Asie Centrale, Vladimir Poutine a cherché à créer les conditions d'une action conjuguée et coordonnée pour stabiliser cette partie du monde, en soulignant la communauté d'intérêt entre les différents acteurs, y compris la Chine et l'Europe, sur ce point. Il devient aujourd'hui clair que l'action du Président russe était guidée par deux objectifs de court terme : conduire les américains à rompre avec la mouvance islamiste fanatique qu'ils avaient flattée trop longtemps et canaliser leur légitime réaction armée dans un cadre multinational. À long terme, il espérait indiscutablement qu'une prise de conscience par Washington des racines même du phénomène terroriste serait la base d'une relance de l'action internationale dans laquelle la Russie trouverait sa place.
La réponse de George "W" Bush à cette main tendue a été décevante. Incontestablement, la Russie a vu ses objectifs de court terme validés. Mais, loin de comprendre l'importance d'une action multilatérale coordonnée, insérée dans la légitimité de résolutions à l'ONU, le Président américain s'est engagé dans une voie inquiétante, celle d'un aventurisme militaire qui correspond à un interventionnisme dicté par la combinaison du fond isolationniste que l'on trouve toujours aux États-Unis, mâtiné désormais d'un fondamentalisme religieux qui a peu à envier aux forces qu'il entend combattre.
Primakov est alors très critique vis-à-vis du président américain. Il considère sa réponse au terrorisme inadéquate à la fois quant au fond et quant à la forme, et par là profondément dangereuse pour les équilibres mondiaux. Cette inadéquation provient d'un mélange de visions simplificatrices du monde, et en particulier du monde Arabe, et d'intérêts particuliers, comme ceux liés au pétrole. Ceci conduit inéluctablement à une surenchère dans l'action militaire sans que pour autant des solutions politiques crédibles aient été ne serait-ce qu'esquissées. L'analyse des opérations militaires menées en Afghanistan et en Irak, l'un des points les plus intéressants du livre, est pour Primakov la confirmation de ses analyses. Non seulement la politique américaine est moins efficace qu'elle ne le prétend dans le démantèlement des réseaux et des organisations, mais elle s'avère incapable de créer les conditions de stabilité locales ou régionales qui stériliseraient la gangrène terroriste.
Cette dérive de la politique américaine soulève alors une autre question, celle d'un conflit généralisé entre la superpuissance et les pays qui n'acceptent pas, et n'accepterons pas, l'hégémonie américaine. Le débat entre le monde "unipolaire" ou "multipolaire" ne relève pas de la sémantique des relations internationales. Il renvoie à un débat de fond sur l'existence ou non d'une harmonie spontanée des intérêts et sur la manière de gérer les divergences quand elles se manifestent. Le discours de la globalisation est alors une cible facile par les simplifications qu'il charrie. Le développement du commerce international n'a jamais éteint les divergences d'intérêt. Pour de nombreux pays la puissance américaine, quand bien même serait-elle réellement bienveillante et non point instrumentalisée au profit d'intérêts particuliers, représente une menace directe quant à leur sécurité. Le plus grave étant ici que les concepts utilisés par les décideurs américains ne leur permettent même pas de percevoir l'existence de ce problème. On pourrait ici interpréter le texte de Primakov à la lumière de concepts de la science politique comme celui du "code opérationnel", tel qu'il fut développé par Nathan Leites il y a plus de cinquante ans pour tenter de comprendre la politique soviétique ou encore celui des "cartes cognitives". Dans ce vocabulaire on peut soutenir que la thèse de Primakov est que l'équipe dirigeante actuelle aux États-Unis ne possède pas les "cartes cognitives" pour faire face au monde post-guerre froide et que son code opérationnel, par la survalorisation de la dimension militaire, et particulièrement technico-militaire, lui interdit de percevoir la nature socio-politique du problème à résoudre tout en l'enchaînant à une logique de la surenchère.
La guerre d'Irak et ses conséquences
Cette surenchère, Primakov en analyse les mécanismes, les mensonges et les faux-semblants dans les pages où il raconte ses différentes rencontres avec des officiels en charge du suivi des missions d'inspection en Irak. Il montre comment les États-Unis ont délibérément choisi une tactique vis-à-vis de Bagdad pour maximiser le risque d'incidents. Il montre aussi qu'en dépit de l'instrumentalisation des missions d'inspection, ces dernières ont été efficaces. La décision d'attaquer l'Irak a été prise par les dirigeants américains pour des raisons qui sont étrangères aux manquements du gouvernement de Saddam Hussein quant aux conditions du cessez-le feu de 1991. Le retour des inspecteurs en Irak suite à l'automne 2002 montrait qu'une action dans le cadre de l'ONU pouvait parfaitement aboutir et donner des résultats concrets positifs. Ceci ne rend que plus exemplaire le dérapage américain, dont Primakov reconstitue la chronologie dans une analyse précise des différentes phases de la crise diplomatique que l'on a alors connue. Envoyé par Vladimir Poutine à Bagdad, Primakov rencontrera Saddam Hussein le 22 février. Le récit de cette visite est des plus importants car il éclaire parfaitement la politique russe.
Le message dont Primakov était chargé était clair. Si Saddam Hussein acceptait de quitter le pouvoir, retirant aux américains leur ultime argument publiquement défendable pour justifier leur intervention, alors la Russie appuierait décisivement l'Irak. Saddam Hussein n'accéda pas à la demande de Poutine, et le ton employé par Primakov laisse entendre qu'il ne croyait guère aux chances de sa mission, avant tout parce qu'il pensait que les États-Unis ne renonceraient jamais à leur projet agressif, et pensait que Saddam Hussein le pensait aussi. On peut ici d'ailleurs se demander quelle garantie crédible la Russie aurait pu donner au gouvernement irakien si Saddam Hussein avait accepté la proposition de Vladimir Poutine. Fors la menace d'engager l'arme nucléaire, on voit mal ce qui, en l'occurrence, aurait pu arrêter Washington. Et, dans le récit de Primakov, rien n'indique que les dirigeants russes aient été prêts à aller jusqu'à ce point.
Il ressort cependant de tout cela que l'attitude russe vis-à-vis de l'Irak ne fut nullement guidée par une quelconque particulière sympathie pour Saddam Hussein. Le gouvernement russe, et cette analyse correspond à ce que Primakov indiquait dans la première version de cet ouvrage, a vu dans cette crise la manifestation d'un tournant de la politique américaine qui constitue une menace grave et profonde pour la stabilité et l'équilibre des relations internationales. Les arguments qui invoquent les liens passés, la dette irakienne vis-à-vis de l'URSS et aujourd'hui de la Russie, voire les intérêts des compagnies pétrolières, sans être inexistants sont, de toute évidence, secondaires.
La recomposition des relations internationales issue de l'affrontement entre les pays que l'on a désignés comme le "camp de la Paix" et les Etats-Unis n'est donc pas conjoncturelle. Primakov montre que cet affrontement a très largement transcendé les oppositions traditionnelles. L'opposition de l'Allemagne, de la Belgique et de la France aux Etats-Unis au sein même de l'OTAN lui semble un moment particulièrement significatif. Il montre que, derrière l'affrontement diplomatique, on constate l'émergence d'une identité stratégique de l'Europe autour du couple Franco-Allemand et que la politique russe en a été profondément modifiée. Une époque s'achève; la guerre de 2003 a certainement été l'amorce du monde post-Guerre Froide. Son déroulement laisse craindre que les États-Unis ne s'attaquent désormais à d'autres pays, l'Iran étant avec la Syrie la plus probable des cibles. Primakov indique alors clairement que les enjeux autour de l'Iran ne seront pas de même nature qu'autour de l'Irak. Si, à propos de ce dernier pays, la Russie était confrontée à un test quant à la volonté américaine concernant les relations internationales, avec l'Iran des intérêts géopolitiques bien plus importants seraient mis en cause. La réaction russe pourrait être bien plus brutale et profonde que ce que l'on a constaté dans le cas de l'Irak.
Primakov tente alors de déterminer ce que pourraient être les conséquences des évolutions et transformations survenues depuis le 11 septembre pour la Russie.
Il étend son analyse à une perspective pour la fin de la guerre en Tchétchénie, qui se présente comme une alternative raisonnable à la politique russe actuelle. À travers six propositions, qui recoupent largement l'intervention qu'il fit dans la presse française à la suite de la prise d'otages des 23-27 octobre 2002 dans un théâtre de Moscou, il esquisse une sortie raisonnable de cette guerre. À juste titre, Primakov rappelle que c'est avec ceux qui ont les armes qu'il faudra discuter. Les "commandants" tchétchènes sont désormais une réalité bien plus importante que le "Président" Mashkadov qui a largement perdu et sa légitimité et son autorité. Il montre, dans la suite logique de l'analyse développée au début de son ouvrage, que si le terrorisme islamiste et Al-Quaida sont aujourd'hui présents dans le conflit tchétchène, ce dernier ne se réduit pas à une simple importation au Caucase du Nord des groupes terroristes et de leur idéologie. La solution politique ne peut aujourd'hui être un simple retour aux accords de 1996. Ils doivent inclure des garanties pour les tchétchènes tout comme une assurance pour la Russie de son intégrité territoriale.
Primakov souligne aussi que la Russie doit aujourd'hui régler les différents conflits en germe à ses frontières, qu'elle en a les moyens et qu'il en va de son intérêt ainsi que de ses voisins européens. Le cas de la Géorgie est ici exemplaire. Primakov montre l'importance d'une politique qui s'attaque au fond du problème et qui l'intègre dans les dynamiques régionales.
La politique de la Russie cependant ne saurait se limiter dans le contexte actuel à la stabilisation de ses frontières et de son environnement proche, même si cette tâche est à la fois urgente et importante. Deux grandes questions sont alors évoquées, le processus d'adhésion à l'OMC et les relations avec l'Union Européenne. À très juste titre Primakov insiste sur le fait que l'entrée dans l'OMC doit venir couronner un effort de reconstruction économique. La russie a trop souffert de diverses "thérapies de choc" pour ne pas se lancer aveuglément dans le processus d'adhésion. Le gouvernement russe actuel semble d'ailleurs l'avoir compris, qui depuis le printemps 2003 fixe la date de l'entrée à 2007, ce qui semble raisonnable. En ce qui concerne les relations avec l'Union Européenne, Primakov est tout autant sensible à la priorité de la relation entre la Russie et l'Europe qu'à la déception que lui inspire le comportement de la Commission Européenne. Comment sur ce point ne pas lui donner raisons ? Certains commissaires ont multiplié les prétextes et les mauvais procédés pour ralentir ou arrêter la dynamique lancée par la rencontre Poutine-Prodi d'octobre 2001. Derrière des argumentaires de circonstances, comme la pratique d'un double prix de l'énergie reprochée à la Russie alors que les principaux pays européens, la France en tête y eurent légitimement recours pendant la période de reconstruction de leurs économies, on ne voit que trop se dessiner l'étroit dogmatisme libéral de certaines personnes et le philo-américanisme d'autres. On peut donc comprendre, sans entièrement la partager, la méfiance que Primakov semble éprouver pour les institutions de l'Union Européenne. Il est cependant probable que la relance du partenariat entre l'Europe et la Russie viendra avant tout d'actions impulsées par les États, comme l'indique la déclaration du Président Chirac au sommet de Saint-Petersbourg, et non point d'une Commission de plus en plus discréditée sur ce point.
Néanmoins, si la politique de la Russie à pris un tournant européen décisif, elle ne peut pas ne pas être affectée par celle des Etats-Unis. Si le cours actuel de la politique américaine devait se confirmer, alors ce pays représenterait un danger bien plus considérable que celui du terrorisme. Cette question n'est pas posée uniquement aux russes, et les européens feraient bien ici de lire attentivement Primakov. Ce dernier ne tranche pas la question de savoir si la politique actuelle des États-Unis est une inflexion passagère ou si elle représente un tournant durable. Il montre cependant quelles seraient les implications pour la Russie, mais aussi pour l'Europe d'un ancrage dans la durée de la politique américaine présente. À cet égard, la guerre contre l'Irak de 2003 n'a pas été la fin de celle de 1991 mais l'ouverture d'une nouvelle conjoncture politique internationale.
On le voit, l'ouvrage d'Evguenij Maximovitch Primakov est certainement l'un des plus importants qui aient été publiés ces derniers mois et même ces dernières années. Il ne reste plus qu'à espérer qu'il soit rapidement traduit en français et suscite dans notre pays le débat qu'il mérite.
Jacques Sapir, juin 2003.
1) Des sources nombreuses, y compris officielles, traitent de ce point. On en lira une synthèse dans P. Facon, Le Bombardement Stratégique, Editions du Rocher, coll. L'Art de la Guerre, Monaco-Paris, 1995.



12, juillet 2006
 
 
 
 
 
 
 

 

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