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 Entretien Henri de Grossouvre
Entretien Henri de Grossouvre /
Jean-Sylvestre Mongrenier
(Septembre 2002)
Jean-Sylvestre Mongrenier : Henri de Grossouvre, vous êtes l’auteur d’un livre paru en avril dernier : « Paris-Berlin-Moscou », dans lequel vous abordez aussi la question de la défense européenne…
Henri de Grossouvre : L’Europe de la défense et la coopération franco-allemande sont actuellement très mal en point. Quant à la Russie, l’Union Européenne n’a pas pour le moment la volonté d’établir un partenariat stratégique avec ce pays. L’accord de partenariat et de coopération entre l’Union Européenne et la Russie, entré en vigueur en 1997, n’est qu’un accord de préférence comme l’Union Européenne en a établi avec des Etats d’Amérique latine ou d’Afrique. Il faut donc que la France et l’Allemagne renégocient les termes de leur coopération et qu’elles inspirent la politique russe de l’Union, car depuis de Gaulle, chaque fois que Français et Allemands sont en mesure de se fixer des buts communs, ils arrivent à emporter l’adhésion de leurs partenaires européens. En ce qui concerne la mise en place d’une défense européenne autonome, celle-ci est pour le moment bloquée par la Turquie qui n‘accepterait une telle réforme que si elle était associée à la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et généralement si elle était associée au deuxième pilier européen qui comprend aussi les Affaires Etrangères et la Défense. Or l’Europe pour le moment ne veut pas associer la Turquie au deuxième pilier car elle n’y pas intérêt, pour des raisons que je développe dans mon livre. La Force d’Action Rapide prévue par le traité de Nice, quant à elle, ne peut fonctionner qu’avec un pilier européen au sein de l’OTAN, elle pourrait aussi fonctionner naturellement en dehors de l’OTAN. Il faut donc développer une sécurité européenne propre en dédoublant les structures si besoin est. Notre allié américain y trouverait un intérêt financier. Si nous n’avons pas d’intérêts solidaires avec la Turquie, en revanche nous avons avec la Russie des intérêts stratégiques, économiques et culturels communs. Cela dit nous ne pouvons intégrer économiquement la Russie à l’Union Européenne. C’est pourquoi nous devrions associer la Russie à l’Union pour les questions de sécurité et de politique étrangère. Ainsi la Russie pourrait adhérer à la PESC et participer à la prise de décision sur les stratégies communes et les actions communes au sein du COPS (Comité Politique et de Sécurité). Ceci n’entraînerait pas de coûts importants et serait décisif symboliquement et stratégiquement. La Russie pourrait aussi participer à la force de réaction rapide de l’Union. Afin que l’Europe se donne les moyens de son indépendance deux domaines vitaux devraient être prioritaires: la coopération en matière d’aéronautique et particulièrement la coopération sur les gros porteurs comme les Antonov ou les hélicoptères super-lourds et tout ce qui se rapporte à la logistique lourde des armées en général, et d’autre part la coopération énergétique, sur le pétrole, le gaz, et le nucléaire civil, domaine dans lequel la France possède une expertise mondialement reconnue. Tant dans le domaine des gros porteurs militaires que dans celui de l’énergie des coopérations avec la Russie pourraient être lancées rapidement. En juin dernier les ministres russes et allemands de la défense se sont rencontrés et ont notamment décidé d’organiser des formations militaires communes. Ils ont aussi discuté des possibilités de développer des avions de transport permettant d’intervenir le plus rapidement possible. La France devrait se joindre à cette initiative.
JS.M : La coopération franco-allemande est depuis le général de Gaulle la base de la construction européenne, or le moins que l’on puisse dire est qu’elle se porte mal. Vous écrivez d’ailleurs que la plupart des contentieux franco-allemands comme celui de la PAC ou des politiques régionales pourraient être résolus au niveau communautaire. La PAC et la politique régionale pouvant, en fin de compte, se réduire à des questions financières. Une refondation de la relation franco-allemande permettrait aussi de donner des bases saines à une Europe de l’armement…
H.G : Oui, il y a encore de nombreux doublons et des gaspillages d’argent et d’énergie dans le domaine de l’armement en Europe. Les Européens se sont par exemple payé le luxe de développer trois avions de combat, le Rafale, l’Eurofighter, et le Gripen. Je me félicite d’ailleurs, de la décision récente du pays dans lequel je vis depuis quatre ans, l’Autriche, d’avoir fait finalement décidé à la surprise générale, de commander 24 Eurofighter Typhoon. Ce choix donne un coup de pouce décisif au programme européen. Ces doublons sont donc un problème majeur, mais ils sont plus une conséquence qu’une cause. Car la défense est un secteur clé et vital et les pays européens ne peuvent mettre tous leurs efforts et leurs ressources en communs tant qu’ils ne savent pas exactement où ils vont aller ensemble, quelle sera la forme institutionnelle finale de l’Union, avec quels alliés, et je vous renvoie à ce sujet à ce que je vous disais tout à l’heure à propos du blocage d’une défense européenne autonome au sein de l’OTAN par la Turquie. La faiblesse des budgets est naturellement aussi un problème clé, mais je crois que nous devons avant tout faire preuve de volonté politique. Si nous avions un projet de défense européenne clair et distinct de celui de notre allié américain, nous nous donnerions les moyens de le financer. Le pacte de stabilité sert souvent d’explication ou de prétexte à la faiblesse des budgets de défense et je crois que Jacques Chirac a eu raison de critiquer ce pacte de stabilité au sommet de Séville. Pour les questions de défense et de politique étrangère, deux domaines par lesquels un pays existe ou n’existe pas, le politique prime sur le marché, aux Etats-Unis comme ailleurs. Comme l’expliquait récemment avec pertinence un haut fonctionnaire américain dans les colonnes du Monde du 27 juillet dernier, Robert Kagan, le discours européen sur l’au-delà de la puissance dans un monde régi par le droit international auquel nous aspirerions plus que les autres n’est bien souvent avant tout qu’un discours du faible au fort.
JS.M : Vous connaissez bien le monde politique allemand, quelles sont les différences principales d’après vous entre la CDU-CSU et la SPD sur les questions de défense ?
H.G : La défense, pour des raisons liées à la seconde guerre mondiale naturellement compréhensibles, est encore largement un sujet tabou outre-rhin. Les politiques refusent de considérer l’industrie de défense comme un secteur stratégique. Si vous questionnez le ministère de l’industrie et de l’économie allemand (le BMWI), ce que j’ai fait, on vous répond que le secteur de l’industrie de défense est privé et que l’Etat n’a pas de possibilité de l’influencer. D’une part l’Allemagne peut dominer l’essentiel de ce secteur en Europe en effectuant les plus importantes commandes par exemple d’A400M et d’Eurofighter et en même temps l’Allemagne ne peut contrôler sa propre industrie de défense, voilà le paradoxe. L’industrie de défense n’étant pas un sujet porteur et étant très peu traité dans les débats électoraux une des conséquences les plus graves est qu’il y a très peu d’experts de la défense outre-rhin au sein du monde politique. La CDU-CSU n’a que cinq ou six vrais experts tels que Rühe, Breuer, ou Kostendey et le principal expert du SPD est Hans-Ulrich Klose. De plus les lois d’exportations de matériels d’armements (KriegsWaffen Kontrolle Gesetz) sont en Allemagne plus sévères que dans les autres pays européens. La coalition rouge-verte actuellement au pouvoir a particulièrement évacué les questions de défense du débat politique et a même introduit des conditions d’export faisant intervenir le respect des droits de l’homme des pays acheteurs. Enfin, la réforme de la Bundeswehr n’a pas été réalisée par la coalition actuelle rouge-verte et la CDU-CSU est favorable a un maintien de la conscription ce qui limite la réactivité nécessaire aujourd’hui pour intervenir efficacement. Cela dit, le candidat Edmund Stoiber est issu de la CSU bavaroise, or dans la riche Bavière sont concentrées la plupart des industries de défense ainsi que l’électronique de pointe. Le candidat Stoiber est donc plus sensibilisé aux questions de l’industrie de défense et plus à même de ménager son lobby industriel. En interne, la CDU-CSU critique férocement le laxisme avec lequel le gouvernement Schroeder aurait traité les grands dossiers tels que le Météor ou l’A400M, ou encore la vente aux Etats-Unis de HDW. Pour HDW les critiques internes portent plus sur le manque de professionnalisme dans le traitement de ce dossier que sur le fait que ce fleuron de l’industrie de défense allemande ait été acquis par les Américains.
JS.M : Comment expliquez vous les retards pris outre-rhin sur des dossiers tels que ceux du missile air-air Météor, de l’A400M, ou encore de l’Eurofigher ?
H.G : Ces dossiers ont surtout souffert des tensions entre le chancelier Schroeder et son ministre de la défense Rudolf Scharping, finalement congédié le 18 juillet dernier. Avant sa démission Scharping était déjà complètement grillé. Scharping et son équipe dirigée par le Dr. Stüzle avaient depuis longtemps perdu la confiance du chancelier. Sachant qu’il était grillé, Scharping préférait transmettre les patates chaudes à son successeur. Peter Struck qui lui a succédé ne sera ministre que quelques mois et il ne prendra donc pas de décisions importantes. Cela dit j’ai la conviction que les risques de remise en cause de ces grands dossiers sont très minimes. En cas de victoire de la CDU-CSU ces risques sont presques nuls, et en cas de victoire de la SPD, ils sont faibles.
JS.M : Mais le ministère allemand de la défense a quand même décidé de renoncer à la production des nouveaux blindés Panther…
H.G : Oui, c’est vrai, vous avez raison de le souligner. Ces blindés devaient être construis conjointement par Kraus-Maffei Wegmann et Rheinmetall mais ne pouvaient être disponibles qu’en 2008. L’Allemagne a besoin rapidement de blindés lui permettant d’intervenir à l’étranger et ceux qu’elles a actuellement se sont révélés trop vétustes en Afghanistan et dans les Balkans. Paradoxalement, cet abandon prouve que l’Allemagne peut se donner les moyens de sa défense quand elle le veut, car elle devra acquérir 410 engins d’ici 2004 en dépensant beaucoup plus que ce qui était prévu pour les Panther. Vous savez aussi que Siemens veut vendre les 49% qu’elle détient dans Kraus Maffei Wegmann, mais le management de Rheinmetall a déclaré officiellement qu’ils n’étaient pas intéressés par le rachat des part de Siemens, alors que cela aurait eu un sens industriel et stratégique.La décision de l’abandon des Panther va donc dans le même sens que les déclarations de Rheinmetall et porte un coup fatal à un rapprochement entre Kraus Maffei et Rheinmetall. En Europe il n’y a à peu près que Alvis qui aurait les reins assez solides pour racheter ces 49% de Kraus Maffei…
JS.M : Comment analysez-vous la vente du constructeur par le fonds américain One Equity Partner ?
H.G : Cette vente est extrêmement préoccupante, tant pour l’avenir de la défense européenne, que pour les tensions avec la Chine que des exportations de sous-marins à Taïwan pourrait entraîner. La structure finale de l’actionnariat devrait être de 50% pour One Equity Partner, 25% pour l’américain Northrop Grumman, et de 15% chacun pour Thyssen Krupp et Ferrostaal. HDW est le leader mondial des sous-marins conventionnels (non nucléaires), son fleuron étant l’hyper silencieux U31 qui peut rester sous l’eau plusieurs semaines, performance jusque là réalisée exclusivement par des sous-marins nucléaires. Les Etats-Unis ont promis à Taïwan de lui livrer des sous-marins conventionnels mais ils n’en produisent plus. Selon la presse taïwanaise, le gouvernement américain a autorisé Northrop Grumman à négocier avec les autorités taïwanaises le type de sous-marins, le prix, et les délais de livraisons ! Et ils ne peuvent pas livrer sans l’Allemagne. One Equity Partner a assuré qu’il n’y aurait pas de transferts de technologie, et le chancelier Schroeder, devant l’irritation de la Chine a promis que l’Allemagne n’autoriserait pas d’exportation à Taïwan. Je suis prêt à parier qu’aucune de ces promesses ne seront tenues. Si au XXI e siècle une nouvelle guerre froide émerge entre les Etats-Unis et la Chine, les Européens ne devraient ne pas y prendre part et rester en dehors des conflits américano-chinois dans le Pacifique, comme le conseille sagement l’ex-chancelier allemand Helmut Schmidt. Il n’est pas ici question d’échéance à long terme, mais à moyen terme…
JS.M : A court terme, comme vous me l’avez déjà confié, vous pensez que le résultat des élections allemandes du 22 septembre déterminera la refondation de la relation franco-allemande…
H.G : Edmund Stoiber a d’ores et déjà établi deux priorités : refonder radicalement la coopération franco-allemande, et intégrer concrètement la Russie à la communauté de destin euro-russe. 2003 sera le quarantième anniversaire du traité de l’Elysée. Il ne faudra pas se contenter d’une révision de ce traité, mais aller jusqu’à ce qu’évoquait le général de Général de Gaulle en 1943 : réviser le traité de Verdun de 842 qui partagea l’empire de Charlemagne pour réunifier les Francs de l’Ouest et les Francs de l’Est. Alors seulement, nous aurons les moyens de bâtir une authentique Europe de la défense.
Jean-Sylvestre Mongrenier est professeur d’histoire géographie. Il termine une thèse de géopolitique à Paris VIII avec Yves Lacoste sur les fondements géopolitiques de la défense européenne.


17, juillet 2006
 
 
 
 
 
 
 

 

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